Short Description
L’usage du mot « civilisation » varie selon les époques, les contextes, et essentiellement de ce qu’en font les plus grands penseurs et philosophes. Ainsi, la civilisation peut être comprise comme sédentarité, mode de vie, progrès technique ou alors, interaction
L’une des principales difficultés dans le traitement de ce sujet est peut-être la divergence entre les penseurs quant à la définition de ce qu’est la civilisation, et des significations que le terme recouvre. Dans la langue arabe, le terme hadâra (civilisation) désignait à l’origine la sédentarité par opposition au nomadisme, comme l’indique par exemple la définition de ce terme donnée par le linguiste classique Ibn Manzûr[1] dans son dictionnaire Lisân al-`arab.
Le sens du terme a cependant évolué par la suite pour désigner les évolutions techniques, scientifiques, artistiques, juridiques et autres liées à la sédentarité ; des éléments dont le nomade peut se passer mais qui améliorent la qualité de vie du sédentaire – sans donc être indispensables à la vie, selon cette définition. Ainsi, Ibn Khaldûn définit la hadâra comme étant un « état de la civilisation humaine où l’on jouit de plus que l’indispensable, à des degrés divers selon le degré de raffinement et l’importance respective des nations ».[2]
Le terme européen de civilisation a une origine similaire. Le mot « civilisation » vient en effet du latin civis, signifiant le citoyen c’est-à-dire l’habitant de la cité.[3] Le sens s’est peu à peu élargi, comme ailleurs, pour désigner le mode de vie des habitants des villes : c’est pourquoi les deux termes de civilisation et de cité vont souvent de pair dans le discours des penseurs, bien qu’ils aient des significations quelque peu différentes.
Ce sens étymologique du mot « civilisation » ne recouvre cependant pas tout le spectre de l’usage de ce terme chez les penseurs et les philosophes. Ceux-ci en font en effet des usages différents qui ne reflètent pas seulement des variations linguistiques mais également des différences de pensée, d’approche, et de convictions morales et religieuses.
Certains penseurs, se concentrant sur l’être humain en tant que tel, considèrent que c’est l’élévation du comportement, de la morale et des relations sociales de l’être humain qui constitue la civilisation. C’est là un point de vue noble qui considère l’être humain à sa juste valeur en le situant au-dessus de la matière, et qui inclut à la fois l’intellect et l’affect. C’est par exemple le point de vue défendu par Malek Bennabi[4] qui définit la civilisation comme la recherche intellectuelle et la recherche spirituelle.[5] Sayyid Qutb[6] partage ce point de vue lorsqu’il dit : « La civilisation est constituée par les conceptions, notions, principes et valeurs bénéfiques qu’elle offre à l’humanité pour l’orienter. » Avant eux, Alexis Carrel[7] adoptait déjà une position similaire, lorsqu’il définissait la civilisation comme étant constituée des recherches intellectuelles et spirituelles et des sciences œuvrant au bonheur psychique, moral et humain de l’homme.[8] Gustave Le Bon[9] dit encore dans le même sens, que la civilisation est la maturation des idées, des principes et des croyances, ainsi que le changement pour le meilleur des sentiments de l’homme.[10]
Par ailleurs, certains penseurs voient dans la civilisation ce que l’humanité produit au service de l’homme. Ils ne s’intéressent pas à ce qui se passe à l’intérieur de l’homme comme les tenants de la vision précédente : ils considèrent plutôt ce que l’être humain produit pour sa société. Ils peuvent prendre en compte ces productions humaines de façon globale, dans tous les domaines, ou bien concentrer leur attention sur un domaine au détriment des autres. Ainsi, par exemple, le Dr Husayn Mu’annis[11] considère que la civilisation est « le fruit de tous les efforts accomplis par l’être humain pour améliorer ses conditions de vie, que l’effort menant à ce fruit soit volontaire ou involontaire, que le fruit soit matériel ou abstrait ».[12] Il porte donc un regard exhaustif sur les efforts et les productions de l’homme. Will Durant[13], quant à lui, s’intéresse aux productions humaines dans les domaines de la culture et de la pensée et considère que les autres aspects de la vie sont au service de ces productions. Selon lui, « la civilisation est un ordre social qui favorise la production culturelle. Elle nécessite quatre éléments : les ressources économiques, l’organisation politique, les traditions morales et la poursuite de la connaissance et des arts. »[14]
D’autres considèrent la civilisation d’un point de vue matériel. Ils pensent qu’elle est constituée des éléments superflus qui contribuent à la qualité de vie de l’être humain, sans prendre en compte ce qui se passe à l’intérieur de l’homme, sans considérer les croyances et convictions, les principes et valeurs comme des éléments essentiels dans l’évaluation d’une nation ou d’une société. C’est généralement le cas des penseurs athées, qu’ils soient communistes ou capitalistes. Pour eux, civilisation et progrès technique vont de pair. Comme le souligne le Dr Ahmad Shalabî, le progrès signifie pour eux « l’avancement des connaissances scientifiques et expérimentales, comme la médecine, l’ingénierie, la chimie, l’agriculture, l’industrie et l’invention des machines. »[15]
Certains poussent le matérialisme jusqu’à rejeter la morale : c’est le cas de penseurs comme Kleist, Nietzsche ou d’autres, pour lesquels la civilisation consiste à se débarrasser de la justice et de la morale pour laisser libre cours à notre nature profonde, quelles qu’en soient les conséquences ; la morale n’étant qu’une invention des faibles afin de réguler la puissance des forts, ils lui déclarent la guerre.[16]
Une autre catégorie de matérialistes ne semblent pas, selon leurs écrits, sous-estimer la valeur de la morale, mais donnent néanmoins à la civilisation une signification purement matérielle sans aucun lien avec la moralité de l’être humain. Cette approche apparaît déjà dans la définition d’Ibn Khaldûn, par exemple, pour qui « la civilisation (hadâra) est le raffinement dans le luxe, son perfectionnement et la maîtrise de tous les savoir-faire qui y contribuent, tels l’alimentation, l’habillement, la construction, le mobilier, les ustensiles et tout ce qui participe au confort des habitations, un raffinement qui s’étend à de nombreux savoir-faire. »[17]
Ibn Khaldûn n’avait certainement pas l’intention de dissocier la morale et les valeurs de la civilisation : il leur reconnaît un rôle important dans l’édification des nations. Cependant, il employait le terme de hadâra pour désigner la vie sédentaire ou citadine avec les évolutions qu’elle impliquait.
Il existe donc différentes définitions de la civilisation : il n’y a pas de consensus à ce sujet parmi les penseurs et les savants. Cela est sans doute dû au fait qu’il s’agit d’un terme d’usage récent, qui recouvre un sens différent d’un penseur à un autre ; mais aussi aux différences idéologiques entre les écoles de pensée. Toutes ces définitions, contradictoires ou complémentaires, sont une source de difficulté puisqu’on ne saurait parler de civilisation sans avoir réfléchi à ces différents points de vue.
Pour ma part, je définirais la civilisation comme étant la capacité de l’être humain à établir une relation harmonieuse avec son Seigneur, avec les êtres humains qui l’entourent, ainsi qu’avec son environnement et toutes les ressources qu’il comporte.
Je pense que plus cette relation devient élevée, plus la civilisation devient raffinée et avancée ; inversement, plus cette relation s’affaiblit et se détériore, plus le niveau de l’être humain décline.
La civilisation est donc le produit de l’interaction, d’abord entre l’être humain et son Seigneur, ensuite entre l’être humain et le reste de l’humanité, et enfin entre l’être humain et son environnement, qui inclut les autres créatures comme les animaux, les oiseaux et les poissons, mais aussi la végétation, la terre, les minéraux, les ressources minières et tout ce qui existe.
Il existe donc selon cette définition trois niveaux de relations.
[1] Abû al-Fadl ibn Mukarram ibn `Alî, Jamâl ad-Dîn al-Ansârî ar-Ruwayfi`î al-Ifrîqî (630-711H/1232-1311) était un éminent linguiste. Né en Egypte ou en Tripolitaine, il a été secrétaire dans l’administration au Caire, puis juge à Tripoli ; il est ensuite retourné en Egypte où il est mort. Voir az-Zarkalî, al-A`lâm, 7/108.
[2] Ibn Khaldûn, al-Muqaddima, 1/368-369.
[3] Voir Tawfîq al-Wâ`î, Al-hadâra al-islâmiyya muqârana bil-hadâra al-gharbiyya, p. 31.
[4] Malek Bennabi (1905-1973) est un penseur algérien. L’un des principaux intellectuels musulmans de l’époque moderne, il a écrit sur la civilisation et la renaissance musulmanes. Il a partagé sa vie entre Paris, Le Caire et Alger. Parmi ses principaux ouvrages, on peut citer Les conditions de la renaissance et Le phénomène coranique.
[5] Malek Bennabi, Shurût an-nahda (Les conditions de la renaissance), p. 33.
[6] Sayyid Qutb (1906-1966), écrivain et penseur musulman qui a joué un grand rôle dans la pensée musulmane et la prédication. Dieu lui a permis de compléter son œuvre maîtresse, le commentaire du Coran Fî zilâl al-qur’ân, malgré les difficultés qu’il a connues dans sa vie. Il a également écrit divers autres ouvrages comme Hadhâ ad-dîn, Khasâ’is a-tasawur al-islâmî ou encore Al-mustaqbal li-hadhâ ad-dîn.
[7] Alexis Carrel (1873-1944), médecin et penseur français, lauréat du prix Nobel de médecine en 1912, a travaillé en France et en Amérique. Il est l’auteur du célèbre ouvrage L’homme, cet inconnu.
[8] Alexis Carrel, L’homme, cet inconnu, p. 57.
[9] Gustave Le Bon (1841-1931), orientaliste et sociologue français, est l’auteur de travaux de psychologie et d’anthropologie. Il est connu en particulier pour son ouvrage La civilisation des Arabes, l’un des premiers ouvrages européens de l’époque moderne rendant justice à la civilisation arabo-musulmane.
[10] Gustave Le Bon, Psychologie des foules, p. 17.
[11] Husayn Mu’annis (1911-1996), professeur d’histoire à l’Université du Caire et ancien membre du groupe d’études de la langue arabe, a été directeur de l’Institut d’Etudes Islamiques de Madrid et à un certain moment rédacteur en chef de la revue égyptienne Al-hilâl. Il est l’auteur de nombreux ouvrages spécialisés sur l’histoire et la civilisation, en arabe, en anglais, en français et en espagnol.
[12] Husayn Mu’annis, Al-hadâra, p. 13.
[13] Will Durant (1885-1981), célèbre historien américain, est l’auteur entre autres d’une Histoire de la civilisation en 32 volumes où il traite de l’histoire de la civilisation humaine depuis ses débuts jusqu’aux temps modernes.
[14] Will Durant, The Story of Civilization, vol. 1, p. 8.
[15] Ahmad Shalabî, Al-hadâra al-islâmiyya, vol. 2, p. 20.
[16] Voir André Cresson, Le problème moral et les philosophes, p. 32.
[17] Ibn Khaldûn, Al-muqaddima, 2/879.
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